Fin de la mondialisation? Fin des pays frontaliers?
Adam Kutas | Gestionnaire de portefeuille
Juillet 2020
(Toujours en confinement à) Londres, Royaume-Uni
Je prends toujours plaisir à rencontrer les clients parce qu’ils ont le don de poser d’excellentes questions. Or, ces questions sont une bonne indication des préoccupations générales du marché. Aujourd’hui, l’une des préoccupations du marché est « la fin de la mondialisation ». Les clients entendent parler de guerres commerciales, de confinement, de nouvelles surtaxes douanières, de Brexit... et ils se demandent si la tendance mondiale à l’abolition des frontières commerciales a pris fin. Si c’est le cas, n’est-ce pas défavorable aux marchés frontaliers?
Pour commencer, voyons si la mondialisation est une tendance avérée et depuis combien de temps elle est intacte. Le Tableau 1, qui illustre la part du commerce dans le PIB mondial à partir de 1970, montre que le volume en dollars des échanges commerciaux augmente au fil du temps. Le transport aérien de passagers (Tableau 2) est également en hausse depuis longtemps. On peut donc raisonnablement affirmer que, du moins depuis 1970, la mondialisation (définie ici comme l’augmentation des échanges commerciaux internationaux et des voyages) n’a cessé de progresser depuis 50 ans.
Mais est-ce bien le cas?
Si l’on examine plus attentivement le Tableau 1, on constate une tendance haussière, mais cette progression a été ponctuée de replis au fil des années. De 1975 à 1985, la contribution du commerce au PIB est demeurée relativement stable, à 35 %. Cela semble logique, vu que de grandes régions du monde n’étaient pas ouvertes au commerce mondial en raison de leurs régimes économiques respectifs. La majeure partie de l’Europe centrale et orientale formait un bloc d’échanges commerciaux en vertu du Pacte de Varsovie, tandis que le commerce international de la Chine restait limité, malgré une ouverture sous l’impulsion de Deng Xiaoping. Même le Canada s’est livré à un certain repli commercial dans le cadre du Programme énergétique national, entre 1980 et 1985. Durant ces années-là, le Canada avait érigé d’importantes barrières commerciales et je suis assez vieux pour me souvenir de la multitude d’entreprises qui avaient le mot Canada dans leur raison sociale, comme Shell Canada et Gulf Canada. De plus, comme la concurrence américaine était limitée, des marques britanniques anciennes comme WH Smith et Boots avaient encore des points de vente partout au Canada.
Toutefois, après 1985, le commerce mondial s’est accéléré, ce qui est logique étant donné l’ouverture des frontières (chute du mur de Berlin, ouverture de la Chine au monde) et les baisses de droits de douane (accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis en 1988, fondation de l’OMC en 1995 et création de l’euro en 1999). Durant cette période, comme la Chine offrait une main-d’œuvre nombreuse et peu coûteuse, la délocalisation des activités de fabrication en amont vers ce pays s’est intensifiée. En 1994, je travaillais à Hong Kong dans une société de placement qui avait eu l’idée innovante d’acheter de vieilles usines construites sur le modèle communiste dans la province de Guangdong pour les remettre en état et les vendre à des multinationales. Notre bureau était envahi de peluches de la mascotte de Husky Oil, dont la fabrication débutait en Chine.
Toutefois, aux alentours de 2008-2010, le commerce a de nouveau plafonné et sa contribution au PIB mondial est demeurée assez stable, entre 55 % et 60 %. Cette interruption est encore plus visible au Tableau 3, qui illustre les investissements directs étrangers (IDE) entrants et sortants depuis 1970. Avant 1985, les volumes d’IDE étaient limités au niveau mondial, puis ils ont grimpé en flèche pour dépasser trois mille milliards de dollars américains en 2008, car chaque entreprise avait une « stratégie chinoise ». Cette vague d’investissements et de nouveaux emplois a fait grimper la Chine dans la courbe de valeur et de développement. Elle a tellement progressé que les marchés frontaliers comme le Vietnam et le Bangladesh sont entrés en scène, car ils offraient des coûts beaucoup plus bas et une main-d’œuvre jeune et dynamique, comme la Chine en 1985. Les IDE ont donc ralenti au niveau mondial, car les entreprises ont cessé de délocaliser leurs activités vers la Chine et les sociétés chinoises ont commencé à investir sur le marché intérieur pour améliorer leur efficacité et recourir davantage à l’automatisation. Cette démarche est similaire au développement qu’ont connu les premiers « tigres asiatiques », à savoir Taïwan, la Corée et Hong Kong.
Il faut donc en conclure que la mondialisation n’a cessé de progresser au fil des siècles, grâce à l’amélioration du transport (nous sommes passés de la goélette au navire-citerne, de l’hydravion à l’A380), de la communication (des registres papier à l’infonuagique, des boîtes à lettres à la diffusion en continu sur Internet) et des institutions mondiales (du Rideau de fer à l’OMC, des empires européens à l’ONU). Toutefois, cette tendance peut être ponctuée d’années ou de décennies de ralentissement commercial ou même de volte-face (Brexit). Nous connaissons probablement une telle période actuellement et, comme j’en ai parlé dans des billets précédents, les secteurs les plus à risque sont ceux dans lesquels les intérêts nationaux sont en jeu, comme l’équipement de télécommunication, les semiconducteurs haut de gamme et l’apprentissage machine. Par ailleurs, un scénario se dessine dans lequel la fabrication pharmaceutique serait étiquetée « stratégique » par les gouvernements, ce qui rendrait possible une production véritablement locale et pleinement intégrée (des subventions gouvernementales seraient probablement nécessaires pour que les prix restent à la portée du consommateur final).
Du point de vue des marchés frontaliers, quelles leçons faut-il en tirer? Jusqu’ici, les données indiquent des problèmes, mais relativement moins nombreux. De manière générale, le commerce mondial est bon pour tous les consommateurs, donc les pays frontaliers souffriront d’une augmentation des frictions commerciales. Toutefois, du point de vue industriel ou manufacturier, les renseignements récemment obtenus auprès des entreprises (en particulier auprès des fabricants chinois de textiles, de chaussures et de produits électroniques légers) n’indiquent aucun changement dans la délocalisation structurelle des activités de fabrication légère de la Chine vers des pays comme le Vietnam, le Bangladesh et le Cambodge. Ces types de produits ont une incidence moindre sur le plan géopolitique, mais plus forte sur le plan de la sensibilité des consommateurs aux prix, ce qui limite les avantages d’une production locale à grande échelle dans les pays développés. Il est toutefois crucial de poursuivre les recherches au niveau des entreprises, des secteurs et des pays, car les politiques gouvernementales évoluent.
Merci d’avoir lu ce billet. Prenez soin de vous.
Adam J. Kutas, CFA